Trop d'Africains ont comme idéal la ville coloniale
Interview de Jean-Pierre Elong-Mbassi, secrétaire général CGLU d'Afrique. Les citoyens ne sont pas préparés à ce discours de vérité. C'est plus facile pour les hommes politiques de promettre à tous un morceau de Paris. Trop d'Africains ont encore comme idéal la cité coloniale, la ville héritée.
Le Monde, 21/9/09
C'est en Afrique que l'urbanisation du monde est aujourd'hui la plus violente. Sous l'effet de l'exode rural et d'une natalité très élevée, les villes y passeront de 350 millions d'habitants en 2005 à 1,2 milliard en 2050. Une explosion urbaine qui se propage sans planification, sans moyens et sans règles. En Afrique subsaharienne, 165 millions de citadins vivent déjà dans des bidonvilles.
Pour l'urbaniste camerounais Jean-Pierre Elong-Mbassi, secrétaire général de l'organisation Cités et gouvernements locaux unis d'Afrique, qui fédère les villes du continent, celles-ci souffrent du manque de décentralisation et de leur incapacité à dégager des ressources, mais surtout du refus des élites africaines de tenir un discours de responsabilité.
Comment expliquer que l'Afrique connaisse un développement urbain aussi anarchique ?
Personne ne sait gérer des villes qui doublent leur population tous les dix ans. Ce défi a été aggravé par une pensée anti-urbaine, selon laquelle les gens devaient retourner dans leurs campagnes d'origine. Ce courant a été encouragé en Afrique par la Banque mondiale, mais aussi par la France, avec deux conséquences.
D'une part on n'a pas pris la mesure de la croissance des villes, que les Etats ont toujours tendance à minorer, entre autres pour plaire à des bailleurs de fonds qui leur disent qu'ils ne peuvent pas assumer de telles métropoles.
Ensuite, on a imposé des frontières très strictes aux villes dans le vain espoir d'empêcher leur croissance, et donc créé de l'illégalité et des quartiers informels. Imaginez que moins d'un cinquième de la population urbaine habite la ville "officielle", en Afrique !
Les villes disposent-elles des compétences et des ressources pour gérer leur développement ?
Les collectivités locales se sont mises en place dans les années 1990, en pleine crise économique et politique. Les Etats n'avaient alors rempli les promesses de la modernité, héritées de la colonisation, que dans une ou deux villes. Les élus locaux ont été sommés de trouver des solutions, sans avoir les moyens de mettre de l'électricité, de l'eau courante et des routes goudronnées partout.
Il n'y a pas de décentralisation effective sur le continent africain. Les élus et les personnels locaux manquent de formation. Et il y a un problème de partage des ressources publiques, notamment fiscales : les Etats captent l'essentiel des moyens. En Europe, 40 % de la dépense publique est contrôlée par les collectivités. En Afrique, c'est moins de 5 %. Cela encourage les relations clientélistes avec le chef de l'Etat.
Certains observateurs craignent que la décentralisation démultiplie la corruption...
Au contraire, l'expérience prouve que le contrôle de la corruption est bien meilleur localement qu'au niveau national. Surtout, la décentralisation permet aux citoyens d'avoir leur mot à dire sur la vie locale, ce qui leur donne une raison de se soumettre à l'impôt. Pourquoi les Africains payeraient-ils des impôts ? Quand une école est construite, on leur dit que c'est un cadeau du président...
Pourquoi les villes d'Afrique n'arrivent-elles pas à collecter leurs propres ressources ?
Le principal défi pour les villes africaines, c'est de réussir à créer un marché foncier pour susciter des plus-values et extraire une rente foncière, seuls à même de financer la croissance urbaine. Seulement 5 % du territoire des villes est plus ou moins bien desservi par des services urbains. Pour améliorer ces services et suivre le rythme de la croissance urbaine, il faudrait investir 10 000 francs CFA par an et par habitant. Ça ne fait jamais que 15 euros. Mais ces 15 euros, on ne les a pas.
Le seul pays du continent où la ville finance la ville, c'est le Maroc. Ailleurs, les municipalités n'ont aucune autorité sur l'usage du sol et n'en tirent aucun revenu. Soit les Etats gardent tout le contrôle, soit, très souvent, ce sont les chefs coutumiers qui ont la maîtrise des terres, empêchent la création d'un marché foncier et précipitent la formation de quartiers informels.
Peut-on voir émerger un modèle de ville africaine qui ne soit pas un bidonville ?
La vraie question serait de savoir quelle ville veulent les Africains, sachant qu'ils devront la payer. Quelle qualité de services urbains ? En combien de temps ? Avec quel mode de financement ? On commence à raisonner de manière réaliste quand on sait qu'on doit payer. Malheureusement, ce grand débat démocratique n'a jamais lieu en Afrique. Les citoyens ne sont pas préparés à ce discours de vérité. C'est plus facile pour les hommes politiques de promettre à tous un morceau de Paris. Trop d'Africains ont encore comme idéal la cité coloniale, la ville héritée.
Propos recueillis par Grégoire Allix