Kanal Istanbul, un « projet fou » au service d’ambitions politiques
L’actuelle multiplication des mégaprojets dans l’agglomération d’Istanbul est incontestable et impressionnante. Les travaux en cours ou programmés modifieront durablement la structure urbaine de la mégapole. Yoann Morvan, chercheur et coresponsable de l’Observatoire Urbain d’Istanbul, décrypte ces métamorphoses territoriales et met en évidence les logiques électorales et économiques qui les travaillent en sous-œuvre.
Le 12 juin 2011, Recep Tayyip Erdoğan et son parti ont remporté une large victoire aux élections législatives avec environ 50 % des suffrages, leur troisième succès consécutif (depuis 2002). Cette adhésion populaire, le Parti de la Justice et du Développement (AKP) la doit notamment aux bons résultats de l’économie turque (9 % de croissance en 2010, juste derrière la Chine), dont Istanbul est le fer de lance.
Ancien maire de la métropole du Bosphore, Erdoğan, entend maximiser son potentiel économique par des méga projets. Le Premier ministre turc avait démarré sa campagne (27 avril 2011) par l’annonce, selon ses termes, d’un « projet fou » : le percement d’ici à 2023, centenaire de la création de la République turque, d’un canal de 50 km de long, 25 m de profondeur et 150 m de large, reliant la mer Noire à celle de Marmara.
Le « kanal » : vers de nouvelles polarisations
Pour un coût total estimé entre 10 et 20 milliards de dollars, le « kanal » opérerait une mutation radicale du site et un redéploiement de l’agglomération d’Istanbul. En effet, ce nouveau Bosphore transformerait la majeure partie du secteur urbanisé côté européen en île artificielle et contribuerait à générer ou renforcer de nouvelles polarisations au nord et à l’ouest de l’actuelle mégapole. Il constitue le point d’orgue d’une série de grands travaux programmés : un nouvel aéroport (le plus grand de Turquie), un port, de vastes zones résidentielles et d’affaires ainsi que deux villes nouvelles de part et d’autre du Bosphore. Le canal s’inscrit surtout dans la lignée de la construction d’un troisième pont sur le détroit, permettant de connecter un nouveau périphérique autoroutier de 260 km, l’ensemble chiffré à plus de 6 milliards de dollars.
Le dernier méga projet en date démultiplierait en effet les potentialités économico-urbaines engendrées par l’implantation du nouveau pont annoncé un an plus tôt (29 avril 2010) par le ministre des transports et destiné, selon lui, à faciliter la circulation des camions en transit. Les tracés très au nord du pont et du périphérique constituaient déjà une stratégie d’ouverture d’un front urbain particulièrement vorace (Montabone et Morvan 2011).
Le dernier méga projet en date démultiplierait en effet les potentialités économico-urbaines engendrées par l’implantation du nouveau pont annoncé un an plus tôt (29 avril 2010) par le ministre des transports et destiné, selon lui, à faciliter la circulation des camions en transit. Les tracés très au nord du pont et du périphérique constituaient déjà une stratégie d’ouverture d’un front urbain particulièrement vorace (Montabone et Morvan 2011). Le canal en élargirait considérablement l’horizon, relativisant à tout le moins l’argumentaire écologique d’Erdoğan [1 ] en faveur de cette nouvelle infrastructure.
Des arguments écologiques spécieux
Projet protéiforme, « kanal Istanbul » trouve aux yeux du Premier ministre sa principale justification du fait du danger indéniable que représente, en termes de risques environnementaux, l’augmentation du trafic via le Bosphore de cargos et de supertankers, des dizaines de milliers de navires transportant d’après lui chaque année 140 millions de tonnes de pétrole. La nouvelle percée offrirait une possibilité de passage à 160 bateaux par jour, ce qui semble en mesure de désengorger le détroit naturel. Deux accidents de pétroliers avaient respectivement fait 41 et 28 morts, en 1979 et 1994, le long de cette voie d’eau sinueuse de 32 kilomètres. Alors que, notamment en raison des nombreux courants, la dangerosité du Bosphore est bien réelle (Bazin et Pérouse 2004), le canal ne parait pas à même de faire figure d’alternative soutenable.
Le projet suscite en effet une réprobation quasi unanime de la part des experts indépendants [2 ]. À l’instar du troisième pont, le « kanal » ne contribuerait au mieux qu’à déplacer ou limiter l’amplification d’un certain nombre de problèmes écologiques et répartir les risques entre les deux voies d’eau. L’argument environnementaliste est d’autant plus fallacieux que la plupart des études [3 ] ont montré que l’apparition d’une nouvelle infrastructure de transport a généralement tendance à accroître globalement la circulation sans soulager de façon significative celles existantes, le tout entraînant davantage de pollutions. En matière de risque, l’hypocrisie est plus grande encore. En effet, s’il est périlleux de faire passer des supertankers au cœur d’une agglomération de plus de 13 millions d’habitants, pourquoi alors programmer l’urbanisation massive des abords du canal et la création de deux villes nouvelles ?
Un autre type d’argumentaire entre alors en ligne de compte : le risque sismique. Istanbul devant vraisemblablement subir un nouveau tremblement de terre de grande amplitude au cours des prochaines années, Erdoğan prévoit de reloger une partie des populations vivant dans les zones les plus exposées dans les nouveaux secteurs urbanisés. Ce discours est battu en brèche par les spécialistes, tel Tayfun Kahraman [4 ], selon qui il faudrait s’occuper de l’habitat existant avant de songer à étendre l’agglomération de façon volontariste. Les arguments relatifs aux risques environnementaux ne sont qu’un paravent masquant mal les énormes enjeux financiers des méga projets portés par le Parti de la Justice et du Développement.
Méga promotions immobilière et politique
Donnant ainsi pleine satisfaction aux nombreux entrepreneurs proches de l’AKP, Erdoğan a promis que d’importants revenus résulteront de l’aménagement de nouvelles zones résidentielles et d’autoroutes autour du canal, notamment par l’entremise de partenariats public-privé. Outre les abords immédiats du canal et de ses dessertes terrestres autour de Silivri et Çatalca [5 ], un vaste pan nord-ouest de la mégapole stambouliote bénéficierait de la somme des méga projets mentionnés. Les intérêts des hommes au pouvoir en place dans ce macro-secteur urbain sont considérables, que ce soit de façon directe à Arnavutköy où la famille du Premier ministre a beaucoup investi (Morvan et Montabone 2010), ou indirecte avec les mastodontes des pseudo-logements sociaux TOKI de Başakşehir, véritables chevaux de Troie d’une forme de promotion immobilière publique à une échelle démesurée.
« La Turquie est fière de toi », scandaient le millier de partisans réunis lors de l’annonce du « projet fou » ; « nous relevons nos manches pour le Kanal Istanbul, l’un des plus grands projets du siècle qui fera de l’ombre aux canaux de Panama et de Suez », déclarait quant à lui le leader de l’AKP, comparant son rêve aux réalisations de l’architecte Sinan aux cotés du sultan Mehmet le Conquérant, celui qui a soumis l’ancienne capitale de l’Empire byzantin en 1453. En flattant le sentiment national de ses compatriotes par son discours aux accents néo-ottomans, Erdoğan a également cherché à « draguer » les électeurs du parti d’extrême droite (MHP), en crise lors de la campagne électorale. Sur la scène diplomatique internationale, le « kanal », rival potentiel du gazoduc Nabucco et des sociétés énergétiques russes n’a pas manqué de soulever quelques inquiétudes. Ne remettrait-t-il pas en cause le traité de Montreux (1936) relatif à la libre circulation sur le Bosphore ? Payant, le canal incitera les armateurs à l’emprunter pour gagner du temps. L’objectif du Premier ministre est de hisser la Turquie parmi les dix premières économies mondiales pour son centenaire en 2023.
D’ici là et la construction d’un canal rivalisant avec le détroit, un simili Bosphore artificiel a déjà vu le jour : « Bosphorus City ». Promu par le chanteur Julio Iglesias et conçu par Albert Speer Junior, le fils de l’architecte du même nom officiant auprès d’Hitler, le luxueux ensemble immobilier n’a pas grand chose à envier à ceux de Las Vegas, de Dubaï ou de Chine. Sans doute rien en comparaison du futur pharaonique « Kanal Istanbul », aux juteuses retombées économiques et politiques…
En savoir plus:
- Bazin, Marcel et Pérouse, Jean-François. 2004. « Dardanelles et Bosphore : les détroits turcs aujourd’hui » , Cahiers de géographie du Québec , vol. 48, n° 135, p. 311-334
- Morvan, Yoann et Montabone, Benoit. 2010. « Le pont de la rente. Les enjeux fonciers du troisième pont sur le Bosphore à Istanbul » , Études foncières , n° 148, novembre/décembre 2010.
- Montabone, Benoit et Morvan, Yoann. 2011. « Istanbul : la carte du troisième pont sur le Bosphore » , EspacesTemps.net , Mensuelles.
- Vidéo (promotionnelle) de Bosphorus City
- Site internet présentant les projets à Başakşehir